Fukushima, fin de l’Anthropocène

Loin de l’agitation médiatique et des surenchères de promesses électorales inhérentes au rituel quinquennal de l’Hexagone, cette publication semestrielle a choisi, pour sa douzième livraison, de consacrer son dossier à l’appréhension de la catastrophe de Fukushima comme dévoilement de l’Anthropocène.

Notre ambition est ici de faire connaître à des lecteurs curieux et exigeants l’ampleur de la signification de ce mot nouveau qui, pour l’heure, reste largement méconnu.

Cette ère est caractérisée par une espèce humaine devenue force géologique par la transformation systématique que ses activités font subir à la nature.

Si Hiroshima en est le seuil, Fukushima serat-il le déclic qui détermine de nouveaux imaginaires, empêche l’amnésie et réveille l’insurrection devant l’illusion d’une croissance sans fin ?

Entropia Vendredi 13 juillet 2012

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Sommaire

Anthopo(s)cène

La Grande Accélération
L’entropie, maladie mortelle de l’Anthropocène. Agnès Sinaï
Le concept d’Anthropocène, son contexte historique et scientifique.Jacques Grinevald
Le climat de l’Histoire : quatre thèses. Dipesh Chakrabarty
La faim de l’Anthropocène. Jean-Claude Besson-Girard

L’ère des démesures
Par-delà l’empire du marché, la technoscience. Simon Charbonneau
Géo-ingénierie : le retour des apprentis sorciers. Paul Lannoye
Pas de fin de l’Anthropocène sans fin du nucléaire. Xavier Rabilloud

L’effondrement et au-delà
Fukushima : limites anthropologiques à la complexité et risque d’effondrement sociétal. François Diaz Maurin
Ivan Illich au Japon. De Yokohama à Fukushima. Silvia Grünig Iribarren
Comment démanteler la mégamachine ? Philippe Bihouix
Depuis Fukushima : confirmation du désastre, lucioles d’espoir ? Marc Humbert

Intermezzo
Nécessité de la poésie
Poèmes extraits de Souffles du présentAnnie Salager
Poèmes inédits. Henri Droguet

Hors champ
Le Titanic de la technologie. Jean-Claude Dumoncel

Chronique des démesures ordinaires
Roulette russe planétaire. Entretien avec Pat Mooney

Voir aussi cet article d »Agnès Sinaï écrit quelques jours après la catastrophe de Fukushima.

Fukushima ou la fin de l’anthropocène

Par Agnès Sinaï, journaliste environnementale, maître de conférences à Sciences Po Paris, cofondatrice de l’Institut Momentum. LE MONDE | 18.03.2011

Le tsunami qui a frappé le nord-est du Japon et les explosions consécutives dans la centrale nucléaire de Fukushima forment un emboîtement implacable de catastrophes humaines, géologiques et psychiques.

L’imbrication des éléments naturels avec les objets industriels fait de notre planète un laboratoire à ciel ouvert : aucun lieu de la Terre n’échappe plus à l’expérimentation. S’il y a bien un épicentre géologique naturel du tremblement de terre qui a dévasté le nord-est de l’île d’Honshu, la centrale de Fukushima, elle, représente l’épicentre symbolique de l’ère de l’anthropocène.

Depuis les débuts de l’époque industrielle, Homo faber s’est érigé en force géologique centrale et toute-puissante. Cette époque a commencé, il y a deux cents ans, avec les débuts de la révolution industrielle. Aujourd’hui, tous les cycles de la biosphère sont modifiés par les activités humaines – cycle du carbone, de l’eau, du phosphore…

Les glaciologues mesurent au fond des glaces polaires un surdosage de gaz à effet de serre apparu depuis les débuts de l’industrialisation, d’une ampleur inédite par rapport aux 800 000 années précédentes. Les conditions climatiques actuelles, bouleversées, ne sont plus seulement naturelles. Jamais les éléments n’ont connu de transformation si rapide. L’énergie tirée du charbon, du pétrole et de l’uranium a conféré à Homo faber une capacité accélérée d’exploitation et de destruction de la nature.

Le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki a marqué le paroxysme de cette ère de l’anthropocène. L’énergie électronucléaire trouve son péché originel dans l’explosion de la bombe atomique.

Uranium et plutonium sont aujourd’hui associés dans le combustible Mox, qui fait la fierté de l’industrie nucléaire française. « Ecologiques », car issues du recyclage d’une partie des déchets hautement radioactifs, « confinées » dans des fûts et des piscines aujourd’hui éventrées à Fukushima, ces matières – les plus dangereuses de la planète – alimentent des interrupteurs, des radiateurs, des réfrigérateurs, des trains à grande vitesse et des usines.

La consommation et l’étourdissement de masse étant devenus un état de nature au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les fournisseurs d’électricité nucléaire ont revêtu les paillettes d’une « movida » mondiale présentée comme force d’émancipation. La récente publicité -d’Areva ne montre-t-elle pas une centrale nucléaire à proximité d’une plage imaginaire, semblable à Copacabana ou à Sendai avant le tsunami, où bat son plein une fête au son d’une techno lobotomique ?

L’anthropocène, c’est aussi cela : une ère d’exubérance qui abolit l’angoisse, où l’automobile et l’écran plat sont devenus des droits humains fondamentaux. Une ère d’addiction, où la production de moyens est devenue la fin de l’existence. Une ère d’accélération, où la croissance, qui repose sur le cycle sans fin de la production et de la consommation, doit produire toujours plus d’objets inutiles pour ceux qui en ont déjà trop. C’est la logique même du productivisme.

Le volume des objets électro-industriels excède la capacité de compréhension de notre imagination et de nos sentiments, écrit le philosophe Günther Anders. Que le Japon, archipel vulnérable, déjà frappé par deux bombes atomiques, ait pu consentir à ériger cinquante-quatre réacteurs nucléaires sur une faille sismique illustre sans doute le désarmement de l’entendement humain face à ses créations sidérantes.

Jusqu’au jour où… le sommeil de la conscience engendre des monstres. Les bombes à retardement – nucléaires, climatiques, chimiques – commencent à exploser. Nous y sommes.

Face aux vestiges des villes détruites, face à la texture du futur, qui n’est plus la même, l’effroi n’en finit pas. La réparation des dégâts immenses s’annonce lourde et longue, si tant est qu’elle soit possible. Mais la panne et l’explosion de l’enceinte de confinement des réacteurs atomiques relèvent de l’irréparable et de l’irréversible. Des zones entières vont être interdites à jamais, comme dans le Stalker, de Tarkovski.

L’énergie nucléaire est d’un autre ordre temporel que la force tellurique des plaques tectoniques ou que le feu des volcans. Le déchaînement des éléments a révélé la démesure autant que la fragilité des machines thermo-industrielles.

L’humanité, actrice et victime de cette démesure, a créé les conditions de sa vulnérabilité en devenant un moteur de transformation géologique plus dangereux que les forces de la Terre. Aujourd’hui, l’explosion de la centrale de Fukushima nous dit que nous avons rendez-vous avec la sortie fracassante de l’anthropocène. Cette catastrophe nous intime de déployer une forme d’éveil non tributaire du rythme des machines de la thermo-industrie.

La fin des temps qui se déroule dans le nord-est du Japon sollicite un sursaut, une prise de conscience de l’inanité des formes de la croissance actuelle, fondées sur une soif terrifiante d’énergie, pour le plus grand profit momentané de quelques firmes planétaires. Les sociétés doivent se ressaisir afin d’inventer des systèmes à taille humaine, résilients et coopératifs.

Agnès Sinaï, journaliste environnementale, maître de conférences à Sciences Po Paris, cofondatrice de l’Institut Momentum