Fukushima : Les retombées sociales

Des chercheurs étudient, chez les évacués, le traumatisme  provoqué par l’accident nucléaire au Japon. Par LAURE NOUALHAT Libération 20 septembre 2012.

En matière d’accident nucléaire, la radioactivité frappe toujours deux fois.

La première, lorsque les radioéléments échappés d’un réacteur endommagé se répandent dans la nature, infiltrent les sols et souillent les rivières. La seconde, lorsqu’elle pénètre la psyché humaine, qu’elle contamine la raison et catalyse les peurs. La radioactivité frappe ainsi deux fois, et longtemps.

Quelle est la perception du risque après un accident nucléaire ? C’est une des questions soulevées lors du colloque Risk After Fukushima, organisé à Paris en début de semaine par l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).

A travers le projet Disaster Evacuation and Risk Perception in Democracies (Devast), l’équipe de chercheurs en sciences sociales «cherche à comprendre la perception du risque, notamment dans le cas d’une crise nucléaire, par essence différente des catastrophes naturelles bien connues de la société japonaise», explique François Gemenne, à l’origine de Devast.

Si les autorités du pays sont rompues à la gestion des désastres naturels, elles n’étaient pas préparées à l’accident nucléaire. De même que les populations, esseulées.

Auto-évacués. 

Pendant plusieurs semaines, les chercheurs de l’Iddri sont allés à la rencontre des personnes évacuées, pour évaluer le kizuna,littéralement la valeur humaine du traumatisme, c’est-à-dire les impacts psychologiques de la catastrophe. Après le triple trauma du 11 mars 2011 (tsunami, séisme et fuite des réacteurs nucléaires), 340 000 personnes ont été forcées de quitter leur domicile, dont 46% à cause de l’accident atomique. Aujourd’hui, parmi les 160 000 réfugiés dits de Fukushima, on compte 110 000 personnes concernées par les zones délimitées par les autorités et 50 000 «auto-évacués», «c’est-à-dire qui ne vivent pas dans des zones d’évacuation et qui pourraient parfaitement revenir chez elles»,précise Reiko Hasegawa, de l’Iddri. Récemment, les pouvoirs publics ont réorganisé les périmètres de ces zones : à moins de 20 millisieverts par an (mSv/an), elles jugent qu’il n’y a pas de danger (alors que le standard de l’Organisation mondiale de la santé fixe la limite à 1 mSv/an). Entre 20 et 50 mSv/an, les habitants ne peuvent pas retourner chez eux durant trois ans. Au-delà du seuil de 50 mSv/an, la durée de l’exil devra durer au moins cinq ans. Comme à Tchernobyl en son temps, les entretiens révèlent une radiophobie, une angoisse des radiations liée à la «méconnaissance du phénomène physique», d’après Olivier Isnard, de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), «mais également à l’opacité de certaines décisions administratives».

Les entrevues mettent aussi à jour une étonnante «fission» au sein de la population. «Il apparaît clairement qu’une partie de la société japonaise se désintègre à cause de l’accident nucléaire», signale Reiko Hasegawa. Beaucoup d’évacués se sentent discriminés, comme ces jeunes filles qui craignent de ne jamais pouvoir se marier à cause d’une potentielle stérilité. La chercheuse raconte le cas de cette dame, partie vivre dans une ville de la province voisine de Fukushima, mais dont la plaque d’immatriculation trahissait la provenance. «Sur un parking de supermarché bondé, le vide s’était fait autour de sa voiture.»L’atomisation s’observe aussi entre évacués, pas toujours logés à la même enseigne. Ceux qui refusent de rentrer chez eux alors que les autorités les y invitent sont regardés comme des traîtres, jugés «faibles»et «lâches».

Jalousies. 

Dans la région de Fukushima, les habitants surveillent la crainte chez l’autre, ce qui les aide à refouler la leur. «Parfois, porter un masque est mal vu. Et pour savoir qui a peur, rien de tel que de regarder qui étend son linge dehors», poursuit Hasegawa. Il arrive aussi que les angoisses désagrègent les familles. «Un an après les événements, on a observé une augmentation du nombre de divorces», signale la chercheuse. Certaines mères, refusant de vivre près de la centrale, déménagent avec leurs enfants tandis que leurs maris restent sur place,«pour leur travail».A la gestion intime de la peur, s’ajoutent les questions financières : les autorités ont adopté des systèmes de compensation qui exacerbent les jalousies. Ainsi, les évacués forcés reçoivent 1 000 euros par mois et par personne, tandis que les auto-évacués ne touchent que 800 euros, en une seule fois. «Cela déclenche un sentiment de grande injustice», note Reiko Hasegawa. D’après elle, deux mots sont désormais tabous : retour et décontamination.